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Classisme Transclasse

Origines.

Il est 15h24, je saute dans le train. J’ai avec moi un billet de 2ème classe à 18.50 CHF, mais en voyant le nombre de gens à quai, je me dis que je ferais mieux de sauter en 1ère, que j’y trouverais un tablar épousant parfaitement la forme de mon ordinateur portable pour écrire, avec pour seuls compagnons le bercement du train et le grincement de ses freins. Je me suis trompé, et pour 14.- CHF supplémentaires de surclassement, me voilà dans l’identique position que j’aurais adopté en 2ème, entouré de familles et leurs affreux bambins bien trop bruyants, le laptop sur mes genoux.

J’habite une grande ville Suisse, de celles qui se font haïr, de celles qui n’ont pas su anticiper, qui se sont faites envahir par l’arrivée massive de gens de toute sorte. Cette ville devenue trop encombrée, sale, aux transports systématiquement blindés, en retard. Cette ville où les déchets de Burger King, McDonald’s et KFC côtoient la pauvreté qui ne se gène plus d’apparaître à mes yeux dans les parcs et sur les pavés de la rue de Bourg. Une ville bipolaire (oui, j’utilise la psychopathologie, parce que c’est bien ce que c’est, une pathologie) où les plus riches peuvent se loger dans des 4,5pcs et autres villas de maître (Florimont, Alpes, Charles-Secrétan, Jaman, Levant) avec vue sur le lac et où les autres doivent se contenter d’une colocation avec 2 autres personnes dans un 3,5pcs avec pour seul contact extérieur une fenêtre donnant sur la voisine d’en face jouant du violon. Si la description conviendrait parfaitement pour Paris, c’est bien de Lausanne dont je parle.

Ce qui importe en réalité ici, c’est d’où je viens, ce que je fuis. Si à chaque fois un sentiment de sécurité m’envahis chaleureusement – une sorte de soulagement, je vais enfin respirer – lorsque je quitte Lausanne pour ma ville natale, en Valais, j’en oublie systématiquement à quel point je me retrouve en terres étrangères. Et me voilà fuyant à nouveau, dans un train vers une ville de merde  et avec l’incapacité de distinguer mes sentiments tant ils essaient de prendre chacun le maximum de place possible dans mon esprit : colère, tristesse, amour, mépris, pitié, dégoût, honte. On est dimanche, un dimanche classiste. La scène est simple, banale, c’est une scène ordinaire comme tant d’autres. Un restaurant, deux couples cis-hét-blancs de quinquas idiots, boomers, rien de plus normal. Je suis la troisième roue exotique d’un carrosse sillonnant une route toute tracée. Transclasse.

Les plats se succèdent, et les conversations me conduisent inéluctablement dans mon for intérieur, préférant penser à la raison du choix des couleurs des rideaux de l’établissement, me demandant pourquoi il n’y avait pas de fond sonore pendant que l’on mange, m’attardant sur les coins déchirés des pages du menu, m’imaginant la disposition du mobilier toute autre que celle-ci. C’est d’un ennui mortel, entre mon père – au vocabulaire des plus pauvres – ne sachant aligner deux mots, ne pouvant que s’exprimer de manière enfantine – c-à-d avec l’expression physique des sentiments – et ma mère à ses côtés, potiche prisonnière du genre sachant que c’est jusqu’à la fin des temps que reposera sur elle la responsabilité de payer les factures (parce que mon père ne sait pas comment faire) et moi, je ne sais pas où me placer, et ça me fait mal. Étranger. Vu de l’extérieur, mes parents sont une comédie à eux seuls, un grand classique qui remplirait les salles de cinéma. Mon père, un boulet avec pour seul loisir le football italien et la musique populaire ; vous devriez le voir gesticulant des phrases dénuées de sens, ma mère étant systématiquement censurée par lui (mais rebelle toi bordel, remets-le à sa place, il n’a pas à te couper la parole comme ça). Ma mère, je vois qu’elle essaie de faire des efforts, après des heures passées à lui parler de reproduction sociale, d’injustice, de classes, de genre, d’homophobie, de citoyenneté et de politique. Elle boit constamment mes mots avec une étincelle d’admiration et de fierté dans ses yeux. Je ne suis pas sûr qu’elle comprenne quelque chose, probablement pas, mais qu’importe, je suis devenu meilleur qu’elle, meilleur qu’eux, plus intelligent, et c’est tout ce qui compte (ce qui ne m’empêche pas d’être au chômage, ni de frapper à la porte du social) ; je suis le lettré, l’instruit, le réussi. J’ai toujours voulu faire de ma mère ma coéquipière de guerre, entre personnes oppressées, la rendre consciente de sa condition, attiser sa conscience de classe, mais rien n’y fait (et c’est peut-être tant mieux). Au final, ces deux individus se complètent bien, mon père apporte l’argent (il n’a jamais rien fait d’autre), ma mère organise le ménage et les finances (elle ne travaille plus, mais si elle travaillait cela ne changerait pas grand chose) ; la machine roule. Enlisés dans ces habitudes de male breadwinner & female carer, cette routine matrimoniale lancée à plein régime dure depuis trop longtemps, impossible d’envisager les rôles différemment, « n’y pensons pas », me dira maman.

Mon éducation, c’est bien le problème, parce que c’est un aller sans-retour, et si Nesrine Slaoui (qui reprend le concept de cheval à bascule de Fabien Truong) semble parvenir avec aisance à passer d’un monde à l’autre, ce n’est pas mon cas. Dissonance cognitive. Le monde de mes parents, je le ressens comme un monde vide, pauvre, futile, inutile, bête. Ils me sont devenus étrangers et j’en suis triste, je ne les comprends pas, ils ne me comprennent pas, on fait tous semblant. Je les perds systématiquement dans toute tentative de réflexion. Violence. Non, c’est impossible, je suis quelqu’un de bienveillant, de bon. Ils sont mes géniteurs, ont pris soin de moi, m’ont tout donné, se montrent compatissants à chaque étape difficile de cette foutue vie, me tendent la main sans sourciller. Comme disait ma mère « même si on arrive pas à te suivre, on fera toujours ce qu’il faut pour toi, t’es notre fils, à 20, 30, 40 ou 60 ans – bon après ça sera un peu plus difficile, hihihi ». Et voilà qu’aujourd’hui je les méprise, voilà que je n’ose pas regarder dans les yeux de l’ami de mon père en face de moi pour éviter qu’il me parle (parce que cela provoquerait un malaise insoutenable, parce que je devrait me censurer d’avantage, parce que ma réponse serait attendue et non authentique, et je tiens à ma réponse authentique). C’est impossible, cet endroit est censé m’apporter sécurité et réconfort, il n’est pas supposé être un lieu du conflit. Colère.

Ils m’agacent, ils parlent sans savoir, ils ne vivent pas dans le même monde que moi, ils ne savent pas ce qu’est une donnée numérique, ne savent pas que si c’est gratuit, c’est eux le produit, pensent que les problèmes seraient résolu si on en finissait avec les chinois et que les migrants prennent le travail des autres, que l’UE est pourrie, que la corruption règne, qu’on ne peut faire confiance à personne. Ils ne savent pas en revanche que pour la société, eux, ils ne sont rien. Ils sont remplaçables à souhait,  n’ont rien accompli d’extraordinaire, n’étant au mieux qu’une unité dans une vague statistique de consommation chez Migros, Zalando ou AliExpress. Mon père fait son taf, payé au lance-pierre avec un salaire qui n’a pas bougé en 30 ans de carrière (5200.- CHF brut au mois, mais comme les syndicats ont déserté, eh bien l’augmentation n’est jamais parvenue sur la table), « mais bon, c’est comme ça » dira-t-il. L’environnement, l’écologie, le réchauffement climatique et la perte de la biodiversité, ne sont que des titres de journaux pour eux, que de toute façon ils ne peuvent rien faire et que, c’est pas à nous de nous priver, que c’est au gouvernement de faire quelque chose (sauf la mise en place de politique de restreinte individuelle ou l’augmentation des impôts, hein) et que mettre des panneaux solaires sur le toit, ça coûte de toute façon trop cher. Cela ne les empêchera pas d’installer un climatiseur afin de passer l’été au frais.

Bref, je suis rentré, j’ai retrouvé mon métro bondé, dans cette ville où les grues font désormais partie du paysage urbain et ou les détritus continuent de se pavaner sur le sol, emportés par le vent. La culpabilité commence à pointer, je me suis montré classiste, élitiste au point de fuir les gens que j’aime. Je me lance alors en quête du coupable. Une idée ?

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