Non, ce n’est pas une blague, et il va falloir se fier au titre de cet article. Oui, je travaille au noir. Oui, je triche, j’échappe à l’impôt, ne participe pas à l’effort collectif, ne pense qu’à ma gueule et croyez-moi, ce n’est pas pour me faire plaisir. Pire encore, je suis inscrit au chômage, je bénéficie d’une indemnité (de merde, certes) et on s’accroche, je suis également salarié.
*Cet article a été initié étant encore inscrit au chômage. À l’heure où je le termine, je ne bénéficie plus des indemnités de chômage mais reste inscrit auprès de mon ORP (Office régional de placement, l’équivalent de Pôle Emploi en Suisse).*
Cette histoire est une histoire tragique, qui se déroule dans l’illégalité, et pourtant je ne suis pas le plus à plaindre. Terminé mes études (sociologie) sur les rotules en pleine pandémie et privé des rites sociaux de fin de scolarité (défense du mémoire en auditoire, attente collective des résultats, apéros d’adieu), je me suis retrouvé frappant bien seul la porte de l’ORP. On est en février 2021, j’ai dû démissionner de mon job d’étudiant (qui n’accepte que des étudiant·e·s) et cela fait depuis novembre 2020 que je cherche activement un premier emploi : j’entends par là un emploi porteur de sens, à la charge de travail raisonnable, plutôt stable, avec un processus d’apprentissage efficace, formateur, correspondant à mes qualifications. Bisounours. La confiance est là, cela fait une quinzaine d’années que je cotise (jobs d’étudiant, activités d’été) et je me dis que le monde professionnel, pour ces raisons-là, devrait m’accueillir à bras ouverts. L’échange est cordial, mon conseiller s’exécute telle une machine bien expérimentée, n’émet aucun jugement, ouvre un dossier, me pose des questions factuelles : numéro AVS, âge, situation familiale, formation. M’interroge sur mon projet professionnel (que je n’ai pas vraiment, comme la plupart de mes contemporain·e·s) et m’enregistre automatiquement dans la case marketing / communication (alors que c’est précisément ce que je fuis) en me disant que c’est là que les gens des lettres finissent. Si j’avais su.
Je me dis qu’avec un peu de chance je suis tombé sur un conseiller tolérant, qui ne va pas trop me fliquer, m’assigner à des boulots de merde ou des modules absurdes (rédiger un CV, améliorer son profil LinkedIn, faire une bonne lettre de motivation, réussir un entretien d’embauche). D’emblée il me dit que la situation est tendue, que la différence se joue sur le réseau. Je sais alors que je pars avec un malus : je pensais que mon propre parcours se suffirait à lui-même, mais si le réseau fait la différence, alors il est évident que celui-ci, constitué de mes pairs (dans le même cas que moi) et de ma famille (classe moyenne) est plus une tare qu’un avantage. Reproduction sociale. La caisse de chômage traîne des pieds, au rythme d’un appel par jour, je cherche à savoir à quelle sauce je vais être mangé (le conseiller ORP ne se prononce pas là-dessus, ce n’est pas de sa compétence). Les choses traînent, nous sommes en avril 2021 et je n’ai toujours pas de verdict. Se succèdent entre temps postulations, entretiens d’embauche et refus. Le vase se rempli au fil des réponses automatisées de type :
Bonjour Saturne,
Après une étude attentive de votre candidature pour le poste de chargé de programme nous sommes au regret de vous informer qu’elle n’a pas été retenue.
Nous vous remercions de l’intérêt que vous avez manifesté pour cette activité au sein de l’administration et formons nos meilleurs vœux pour la suite de votre parcours professionnel.
Avec nos meilleures salutations,
Vos partenaires RH
Département des infrastructures (DI)
Réponse reçue par mail.
Le temps passe, mes perspectives professionnelles en pâtissent, mes ressources s’amenuisent et sans nouvelles de la caisse, l’anxiété se manifeste, l’impatience, la colère, les comparaisons incessantes, la perte de sens, la perte de place, les anticipations, les ruminations. Si j’avais étudié le rapport de pouvoir entre employeur-employé, c’est sous ma peau cette fois que je sens la violence du système. Palpitations matinales. Le 21 avril, le verdict tombe (PDF). Aucun droit au chômage sur la base de mes cotisations, mais sur la base de mon statut d’étudiant (oh combien arrangeant la caisse) : 125 jours d’attente (parce que c’est comme ça) puis 90 jours d’indemnités (forfait de 2’440 .- brut). Je ne comprends pas, j’ai cotisé, j’ai taffé, je me suis épuisé et je n’ai rien. Le conflit apparaît alors : partir, rester, faire un stage, prendre un job alimentaire (sympa pour les personnes qui en font leur métier), attendre encore (parce que ça va surement venir et que de toute façon je suis encore large et au pire je vais au social), faire passer l’été. Je m’enfonce dans la paresse, l’oisiveté, dans les séries, la malbouffe et la déprime, vivant dans un futur incertain. Les choses et activités qui m’apportent d’ordinaire du réconfort, de la joie et de la saine distraction, se sont transformées en sources de honte et de culpabilité. Je suis sur la retenue, me prive de tout achat superflu et sollicite intensément mon support system (amis et famille) qui heureusement, comprend, vraiment.
J’élargis toujours plus mon champs de recherche, reçois des conseils de tous bords : fais des remplacements, postules à cet endroit, inscris-toi là, apprends l’allemand, contactes X, fais un stage. Je me crispe, m’immobilise, me rigidifie, paralysé devant une myriade de chemins qui m’apparaissent comme des voies sans issues ni sans possibles retours en arrière. Exécuter une candidature ou une tâche ordinaire (se faire à manger, sortir, voir des gens) devient difficile et épuisant. L’été 2021, à la suite d’ un processus de recrutement absurde et difficile, je craque. Rendez-vous chez la psy.
L’été file, les 125 jours (ouvrables) d’attente aussi, je perçois ma première indemnité, ça soulage, vraiment. Mais je n’ai toujours pas de travail. Je sollicite mon réseau et trouve 2 petits boulots en tant que salarié (dans la culture et dans le social) sur appel, qui ne me permet pas de prolonger mon droit aux indemnités. J’en trouve un troisième, toujours via le réseau, dans l’enseignement auprès d’une grande institution nationale. Le travail est précaire : 2’200.- le semestre de 4 mois, à raison de 6 heures de cours par semaine. Pas d’accès au système d’impression, pas d’accès au wifi de l’école, pas de badge, pas de programme de cours, le tout pour un simple contrat de prestation. Il n’y a pas vraiment d’entretien, les délais étant serrés, je m’entretiens avec le responsable 45 minutes avant de donner mon premier cours. Mon interlocuteur m’invite à ne pas déclarer cet emploi au chômage afin de ne pas alourdir les charges de l’institution (j’apprendrai plus tard qu’il est lui-même en poste, au noir) et dans un élan d’altruisme, m’éviter les tribulations administratives (gain intermédiaire). Je m’exécute, en me disant qu’il vaut mieux ce cumul incohérent d’emplois que rien du tout et refuser serait synonyme de perte potentielle d’une expérience supplémentaire. Autant dire que ladite expérience est vécue négativement, sans retours ni feedbacks, sans équipe avec laquelle travailler et échanger. Pris d’un sentiment d’illégitimité et d’imposture, je suis désolé et triste de ne pas pouvoir dispenser à mes élèves des cours de qualité. Après tout, je travaille à la hauteur de mon salaire, m’a-t-on dit.
L’incohérence, c’est à la fois ce qui est redouté et vécu, mon CV se rallonge avec des expériences précaires, sans lien les unes avec les autres, je me vois forcé de cacher et mentir quant à mon parcours lors des entretiens, retardant ma véritable entrée dans le monde professionnel. J’avais bien compris, au fil des récits de mes amis (burn-out, bore-out, licenciements abusifs, tentatives entrepreneuriales échouées, subir ou partir) que ce monde-là n’avait (plus) rien d’agréable, que le salaire ne suivait pas, que l’insatisfaction règne en maîtresse et que l’ascenseur social était brisé ou se payait au prix fort (internationalisation, déplacements forcés, isolement). Le contexte n’est pas favorable, la frustration est immense, l’avenir sombre et incertain. Mes camarades ne s’en sortent pas mieux, Master en poche, iels finissent dans des call-centers, dans le travail administratif de base (secrétariat) ou la communication. Les rares personnes à avoir trouvé quelque chose de convenable sont employées sous le signe du CDD. Je me suis toujours imaginé le travail au noir comme étant l’apanage de l’exploitation de la main d’œuvre migrante, dans les secteurs de la construction ou de l’agriculture, parce que peu qualifiées et peu éduquées, ces personnes se font baiser par les patrons. Force est de constater que je me suis trompé, encore.
Quelques statistiques de novembre 2020 à décembre 2021

Mon année va commencer exactement comme elle s’est achevée. Je ne suis plus assuré par le chômage, et le social, à cause de son caractère remboursatoire ne sera pas sollicité. Je vais donc m’enfoncer un peu plus dans la pauvreté, me délester d’un peu de dignité et d’autonomie (il y en a toujours trop, de ça) jusqu’à retourner chez mes parents. J’ai 30 ans.