Nous voilà sauvé-e-s ! J’étais pépouze dans le train, fatigué de ma journée de chômeur (à ne rien faire, vous savez ça épuise), observant couler ce qu’il reste de mon cerveau dans l’abîme de mes chaussures. Je scrollais comme d’habitude sur LinkedIn à la recherche d’une annonce d’emploi pas trop dégueulasse et qui pourrait m’être accessible, mais le Marketing semble régner en maître dans la catégorie bullshit jobs (j’entends par là, les boulots qui n’ont aucun sens, ou boulot de merde) que je vois passer en ce moment (et dans lesquels ma conseillère ORP veut à tout prix me caser). Bref, dans cette épopée numérique tantôt réjouissante tantôt dégoûtante, je ne peux m’empêcher de voir une pluie de posts en provenance de coaches, professionnels de l’insertion et autres spécialistes de l’emploi et du marché du travail se réjouir de l’annonce du SECO d’un taux de chômage plutôt bas – en particulier chez les jeunes – pour le mois de septembre. Ouf !
Peut-être que l’algorithme de LinkedIn cherche à me réconforter et me dire que mes peines arriveront au bout, que si septembre ça recule, c’est qu’octobre sera encore meilleur. Peut-être qu’au terme de mes 114 postulations, mes efforts seront récompensés, et que je trouverais quelque chose qui me correspond. Parce que c’est bien ça que passent sous silence ces merveilleuses statistiques. Je me suis demandé ce que pouvaient bien dire ces chiffres, de quelles étaient les situations rencontrées par ces fameux jeunes dont je ne fais pas (plus) partie.
- Le fameux emploi alimentaire (en CDI siouplait), parce que la fin de droit guette, qui finira probablement par s’éterniser pour certain-e-s et devenir le job dont il faudra se contenter tout le restant de sa carrière. On s’installe dans un emploi naze, inintéressant, à milles lieues des études de géographie et durabilité que l’on vient d’ achever. On se raconte alors une histoire que l’on s’était juré de ne pas se raconter jusqu’à présent, afin de donner un sens à notre échec (c’est connu, c’est de notre faute si on n’excelle pas en entretien d’embauche, que l’on n’a pas assez d’expérience ou que, en gros, l’on a pas été sélectionné) ou pour se protéger de la douleur de la désillusion des promesses faites dans les institutions académiques, ou encore pour mettre de côté la culpabilité d’occuper un poste qui ne nous appartient pas, qui n’a pas été choisi, que l’on squatte à la place de quelqu’un qui le voudrait vraiment et de qualifié pour l’occasion. On va se dire que finalement, après 25-30 ans à étudier, on ferait mieux de faire, je ne sais pas, à tout hasard, des gosses, c’est clairement un meilleur deal. Après tout, c’est le bon âge, ça occupera les journées, et puis il y a le congé maternité/paternité, les allocations, le partenaire (et son taf, ses revenus, sa peut-être prime de boulot) de disponible, voyez ou je veux en venir ? Au moins, dans ce cas, personne ne pourra nous dire que « malheureusement, malgré un excellent dossier, notre choix s’est porté sur un meilleur parent pour cet enfant ». Ainsi, on met de côté nos rêves, et on abandonne une histoire pour une autre.
- Le très populaire bullshit job, à l’intitulé de type Marketing & Communication Officer pour une entreprise (très souvent une startup OU une multinationale) du genre sirop bio, ou pour une boisson locale à base de champignon ou encore LA bière artisanale incontournable du moment. Ce type de boulot qui consiste dans le meilleur des cas à l’envoi de mails et dans le pire, à une activité de stagiaire ingrate, se caractérise très souvent par un CDD de 6 mois à un an – reconductible certes – mais à 50% (140% réel) dont les conditions d’emploi (horaires irréguliers, équipement au frais du salarié, inadéquation du cahier des charges) et de rémunération sont tellement affreuses que de toute manière on n’aura pas envie de reconduire quoi que ce soit. Je remarque que c’est une méthode assez appréciée des conseiller-e-s ORP, en particulier avec les jeunes diplomé-e-s en provenance des sciences molles (Lettres, HEC, SSP), après tout ça fait un assuré en moins et ça semble idéal pour les jeunes qui n’ont de toute manière rien compris à la vie.
- L’activité indépendante, très en vogue chez les jeunes, qui ont compris qu’ils n’avaient rien compris à la vie et qui se lancent dans les joies de l’entrepreneuriat. Va devenir la startup qui embauchera d’autres jeunes en leur proposant un job de merde (le bullshit job du haut donc), ou en inadéquation avec leur parcours de formation (on retrouvera typiquement dans ce cas le géographe qui fait de la communication, ou du graphisme, parce que Canva c’est largement suffisant et accessible à toustes). Mais n’est pas Jeff Bezos qui veut, on ne peut pas si facilement partir de rien pour monter sa boîte, peu importe ce que disent les gourous du développement personnel et de la réussite sur LinkedIn (on sait qu’ils mentent (ce sont pratiquement que des hommes d’ailleurs)). C’est assez pratique pour les conseiller-e-s ORP ce genre de cas, car ces personnes ne retourneront pas par la case chômage (au profit des autres formes présentées ici, ou le RI, ou resteront dans la précarité ad eternam parce que ça ne décolle pas, et pour les femmes, beh, elles se marieront, ça fera toujours le salaire du mari cadre chez Swisscom pour éponger).
- Le tristement célèbre stage, qu’on ne présente plus. Alors oui, l’expérience est sans doute (dans le meilleur des cas) formatrice, lorsque l’on est accompagné, évalué, challengé dans le métier en question (mais bon, quand on voit l’encadrement des stages…). Probablement que oui, cela permet de se faire des contacts et avec un peu de chance de décrocher un CDD/CDI si tout se passe bien. Il n’empêche que, niveau salaire ce n’est pas du tout ça. Certain-e-s (dont moi) ne peuvent pas se permettre d’être payé comme un stagiaire sans renoncer à leur autonomie ou leur indépendance économique (on ne parle pas de se payer des vacances hein). Les stages d’ailleurs ont la fâcheuse tendance à se rallonger. Un stage d’une année à 50% (réel 80%) payé 400.- CHF net ça vous dit ? Malheureusement, c’est vers ce genre d’activité que les jeunes sont poussés au sortir de leurs études. Si dans certains cas cela fait sens, c’est inconcevable pour les plus âgés (comme moi) qui ont (par ailleurs) déjà bien de l’expérience via le job d’étudiant.
- Le travail au noir et le travail sur appel, que l’on minimise largement. Sans compter le manque de protection pour le salarié (et la perte en cotisations sociales), il s’associe à une forme d’ultra-flexibilisation à l’allemande. Ouaip’, je fais quelques heures de ménage par-ci, donne trois-quatre cours par là, fais des extra dans cet hôtel-ci. Anime un atelier par là chaque 2 semaines… On s’étonnera de devoir mener une vie solitaire avec pareille irrégularité professionnelle (et la prévoyance dans tout ça?). Sous prétexte d’un manque permanent de budget on offre à l’employé juste de quoi gagner sous le minimum déclarable une période, ainsi qu’une surcharge de travail les mois suivants. Sans oublier la rareté du contrat dans ce type d’embauche, elle s’accompagne d’une insécurité permanente. Peu importe, ça fait quelqu’un en moins d’ inscrit à l’ORP. Ce point est particulièrement intéressant. Je lisais un article de Batmaid qui mettait en lumière les conséquences du travail au noir (en particulier pour le personnel de ménage) tout en se présentant comme héraut du bon employeur. Sauf que les arguments avancés sont à nuancer. Si l’employé participe effectivement à la communauté via l’impôt, ce n’est pas nécessairement vrai pour ce qui est de sa protection. Oui, les accidents sont assurés par l’employeur, mais les conditions d’octroi aux indemnités de chômage sont devenues une tâche herculéenne à l’accès incertain voire impossible pour certain-e-s (travail sur appel, revenu irrégulier et donc les femmes, les jeunes, les étudiant-e-s, les étranger-e-s, les allophones…) sans compter la lenteur, la pénibilité et le sentiment d’infantilisation vécus dans ces procédures. Dès lors, n’apparaît pas du tout insensé pour un individu, y.c. le plus éclairé, de se lancer dans un emploi de ce type, tant le filet de sécurité social est inaccessible (les caisses de chômage trouveront toujours quelque chose pour vous assurer moins, un gain trop élevé de 20 centimes par exemple) en gros, plus l’emploi est précaire, plus on est pénalisé.
- Le retour chez les parents, parce que pourquoi pas après tout. Quitte à se lancer dans un dédale administratif, dont le seul but est de vous achever, de vous mettre sous benzodiazépine en échange de retards de paiements, de lettres assassines mitraillant articles de lois et jargon incompréhensible, autant retourner chez les vieux (qui d’ailleurs doivent tellement ne rien capter à ce qui se passe dans la société lorsqu’ils voient retourner leurs enfants prodigues de 30 ans à la maison). C’est un peu étrange certes, il faut gérer avec le sentiment d’échec, oser regarder les siens qui ont misé leur retraite sur notre succès professionnel en sponsorisant nos études et retrouver la position enfantine dans laquelle on est sortie non sans effort pendant les années à ne rien glander (c’est connu aussi, les étudiants ne foutent rien). Une véritable aubaine pour les ORP et le SECO, puisque ça fait des assuré-e-s en moins, donc des chômeur-se-s inexistant, des indemnités à ne pas verser et une performance du marché de l’emploi à crier sur tous les toits.
- Ceux qui partent tenter leur chance ailleurs, parce que pourquoi pas aussi en fait. Ça fait bien sur les réseaux sociaux, ça fait des beaux posts de blog, de belles photos, ça fait aventure, personnalité audacieuse, un peu root, mais de toute façon – et c’est parce que l’on se rend compte que c’est encore pire ailleurs – c’est pour revenir plus fauché que jamais (très souvent, chez les parents). Et on ne va pas se mentir, on le sait. C’est un peu comme la thèse, on sait que c’est repousser le problème à plus tard, qu’il n’y a plus de place dans les universités, que l’on est en proie aux dépressions et au manque de sens, et qu’un doctorat sera bientôt requis pour effectuer un boulot d’employé de commerce, mais on y va quand même parce que vu la gueule des alternatives…
- Les troubles mentaux, que l’on adore faire comme s’ils n’existaient pas. Véritable fléau de mon époque, j’observe tout mon entourage s’écrouler régulièrement, très régulièrement. Des dépressions à gauche et à droite, 3 ans de TCC (thérapie cognitivo-comportementale) par-ci, 8 ans de psychanalyse par là, de la sertraline (Zoloft) et du lorazépam (Temesta) à n’en plus finir, des troubles de la personnalité en veux-tu en voilà, les tentatives de suicide, les addictions qui pointent le bout de leur nez. Du moment que ça sort du chômage, tout est bon à prendre, quitte à finir à l’AI.
- La pauvreté. Probablement la sentence ultime, je ne la compte pas vraiment parce qu’elle pourrait correspondre avec les personnes (jeunes diplomées ou non) qui arrivent en fin de droit dans la statistique du SECO, et qui vont solliciter l’aide sociale ou d’autres organismes (lorsque c’est possible) d’aide à la personne. Je ne pense pas qu’un individu (relativement équilibré et capable de discernement) se met délibérément en situation de pauvreté sans avoir envisagé voire tenté les alternatives présentées jusque là.
Devons-nous donc réellement nous réjouir ? Ces statistiques se gardent bien de dire si l’emploi trouvé est en adéquation avec les qualifications et/ou la formation, si il correspond à un emploi précaire ou non (temps partiels, salaires, conditions de travail), si l’emploi est véritablement choisi ou s’il est le résultat d’une urgence (et dans ce cas plutôt subit). En somme, je classerais ce genre d’article dans les (trop nombreuses) annonces à effet, cousines des articles pute-à-clic au titre aguicheur, mais vide de sens, d’autant plus qu’on peut tout à fait être inscrit auprès d’un ORP, sans percevoir d’indemnités (le cas des jeunes diplômés et leur beau délai d’attente de 6 mois). C’est encore moins un révélateur d’une quelconque performance des professionnels du placement et de l’insertion. Merci donc à ces génies de faire preuve de modestie en faisant profil bas. Par ailleurs, une grande partie (probablement) des individus (en particulier les jeunes) sont off the grid puisqu’une bonne moitié de ma dernière classe de Master, sans emploi (et par là j’entends un véritable emploi), ne s’est purement pas inscrite au chômage : certain-e-s sont retournés chez leurs parents, d’autres peuvent compter sur leur partenaire pour prendre en charge les frais courants.