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Le travail gratuit ?

Salut la mif ! Aujourd’hui je reviens avec un article ronçouillard comme on les aime explorant les entrailles bien puantes du néo-libéro-capitalisme. Le contexte est le suivant : dans ma tâche herculéenne de recherche d’emploi (le vrai emploi hein), j’ai eu affaire à une vénérable institution académique helvétique (nous sommes donc dans le domaine public, et je me retiens là de mettre des guillemets à public). Réjoui jusqu’à l’os par la convocation à un entretien d’embauche, je constate que le Graal ne s’obtiendra pas sans effort. Un devoir est assigné pour l’occasion. Il s’agit d’un petit « exercice » dont les conclusions sont à présenter comme base de l’entretien. La tâche ne m’apparaît pas monstrueuse, elle sollicite mes compétences certes, mais va exiger un certain temps de travail – non pas de préparation – mais de réflexion, de recherche, de rédaction et de répétition.

Le jour de l’entretien, je m’exécute. Je me retrouve évalué par une batterie (non annoncée) d’individus (4 au total) se présentant l’un après l’autre. Mes futurs potentiels collègues, des experts chargés d’évaluer un travail et qui scellera mon destin de survie en société. Les compliments tombent, l’idée est excellente et convaincante. Je boucle la séance ZOOM satisfait de mon travail, apprécié à la hauteur de mon talent. Une semaine plus tard, c’est le drame, je ne suis pas retenu. La raison balbutiée au téléphone est la suivante :

« L’idée est très bonne, vous avez visé juste, mais nous vous voyons davantage dans un contexte académique plutôt que sur le terrain exigé par ce poste ».

Extrait téléphonique entre la responsable du recrutement et moi.

Cette réponse-excuse est passablement problématique. L’employeur décide à ma place de l’endroit où je veux travailler en discréditant mon projet professionnel (d’autant plus que l’institution visée est une institution académique) et en me disant quelque part que je me trompe de cible. Un deuxième problème apparaît, celui des autres candidats (en l’occurrence les candidates qui ont été retenues) dont je connais l’identité et le parcours (identique au mien). J’imagine qu’elles ne se sont pas trompées de cible, puisqu’elles ont été conviées à un deuxième entretien. Enfin – et c’est là toute l’hypocrisie du monde du recrutement – c’est que l’institution est relativement transparente au niveau du personnel employé (il y a accès à un annuaire des employés avec leurs coordonnées professionnelles). En deux-trois clics, j’ai pu constater que l’équipe en poste est composée en totalité… d’hommes. Autant dire que le choix est vite fait lorsque l’institution en question s’est engagée à parvenir à la parité de genre d’ici 2030. En soit, la discrimination positive ou le principe de quota ne m’est pas du tout problématique, bien au contraire, il est grand temps que les femmes (mais pas que) puissent enfin obtenir la place qu’elles méritent dans le monde professionnel. En revanche, prétexter une absurdité pareille alors que mes compétitrices ont un parcours similaire, c’est ridicule et surtout, discrédite à son tour l’institution.

Ce n’est pas grave les chats, vous avez préféré une femme parce que l’institution s’est engagée à en augmenter la représentation ? C’EST OK ! Je vous aurais même envoyé des fleurs et des compliments. Pris d’un sentiment d’injustice au regard d’une pratique aussi grotesque, j’ai décidé d’envoyer une facture de 75.- CHF (TTC) afin d’être rémunéré du travail gratuit que j’ai effectué en vue de l’entretien d’embauche. J’ai reçu ce mail (que je vais m’empresser d’analyser) en guise de réponse :

Bonjour Monsieur,

Nous proposons des tâches de préparation en amont des entretiens d’embauche à un cercle très restreint de candidat.e.s. Nous faisons cela dans le but de pouvoir faire un entretien qui permet à nous d’évaluer d’une manière pertinent les candidat.e.s et qui permet à la ou le candidat.e de bien comprendre et ressentir le type de travail que le poste inclut pour faire de con côté le choix pour ou contre le poste. Les tâches ne sont pas un travail, on n’utilise pas le résultat.

Un entretien d’embauche demandent toujours de la préparation. Nous essayons de rendre service aux candidat.e.s en proposant une tâche concrète, et souvent nous avons un retour positif de la part des candidat.e.s concernant cette démarche. Je suis désolée si vous ne voyez pas l’utilité.

Salutations, la personne responsable du recrutement.

Réponse reçue (fautes d’orthographe comprises) quelques heures suite à l’envoi de ma facture envoyée par mail.


Ahhhhh ! Une réponse aussi idiote que le processus de recrutement servit tout droit sur un plateau, je plussoie. Premièrement, merci de constater que les entretiens ne sont réservés qu’à un cercle restreint de candidat-e-s. Loin d’être une trouvaille digne d’un prix Nobel, il s’agit là du très simple principe du système économique contemporain. Et c’est bien le problème. L’armée de réserve est toujours là ; un beau bouillon de personnes talentueuses (sur)qualifiées pour la majorité des emplois, dans lequel la main du Grand Capital vient se servir comme on se sert d’un Coca dans un vulgaire Selecta trouvé sur le quai d’une gare.

Deuxièmement, la réponse fait miroiter un potentiel choix dans les mains du futur employé. C’est évidemment faire fi des réalités des conditions d’existences (que l’on retrouve dans cet article) et des motivations profondes des individus (on cherche d’abord un TRAVAIL qui nous permet d’obtenir un SALAIRE dans le but de survivre), le reste – en particulier pour les jeunes diplômé-e-s (et bientôt pratiquement tout le monde) – c’est DU LUXE. Le pouvoir est toujours du côté de l’employeur, jamais chez l’employé. Cela se valide même dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, où les employeurs préfèrent attendre de trouver le mouton à 5 pattes plutôt que d’embaucher les personnes demandeuses et qualifiées. Finalement, la rencontre professionnelle est identique à celles intimes sur les applications de rencontres : on swipe à gauche, en pensant que le prochain sera meilleur quitte à se vouer à des années de solitude.

Troisièmement, l’érection du travail gratuit en tant que héraut représentatif du futur emploi est peu pertinente. En effet, elle nie complètement la temporalité du travail. Si l’exercice était à faire en une semaine, il est à parier qu’en poste, les temps se retrouvent allongés. Par ailleurs, l’exercice invisibilise entièrement les dynamiques de groupe, les interactions entre collègues et les échanges entre pairs (source de créativité) ; le processus itératif de la réflexion disparaît. Ce qui est vrai du côté de l’employé (le travail perçu est faux) l’est d’ailleurs aussi pour l’employeur : l’exercice à l’embauche ne lui indique absolument rien sur les autres compétences (savoir-être) d’un individu et de la capacité d’intégration dans l’équipe. Il rend par ailleurs inutile et désuet le sacro-saint cahier des charges. Bref, c’est un exercice qui rate sa cible, au service de processus de recrutements devenus ultra-compétitifs et absurdes.

Ne pas utiliser le travail est autrement intéressant dans la mesure où il est suggéré dans cette réponse que tout travail tire sa valeur dans son utilisation effective (ce qui n’est à mon sens pas du tout le principe du travail). Évaluer le travail sous cet angle le mettrait complètement en échec, en témoignent les innombrables idées non réalisées, les projets avortés en cours de route ou toutes les initiatives n’ayant pas eu le succès escompté et tombées dans l’oubli. Non, la propriété du travail ne réside pas dans son utilisation, mais dans l’énergie de l’effort (et sa transformation) mis au service de la tâche confiée, peu importe le résultat. L’entretien d’embauche demande toujours une préparation, c’est vrai, cela n’en fait pas moins un travail gratuit et c’est doublement problématique que la préparation exigée soit disproportionnée au succès potentiel de parvenir à une embauche.

Je ne suis pas particulièrement remonté contre l’institution en question – depuis longtemps parasitée par les dynamiques privées – car elle n’est pas supposée penser sa propre position dans le système de reproduction sociale. Si elle forme des savant-e-s de premier ordre, ces dernier-ère-s sont principalement mis-e-s au service du Grand Capital au travers de leurs inventions. At last but not least, je tiens à rappeler qu’à aucun moment de l’entretien (ni au deuxième pour les concernées) il n’a été mentionné le salaire. L’institution se dédouane en mettant la responsabilité sur le dos du département RH qui évalue en aval le salaire de l’employé. Je ne vois pas, à la lumière d’une telle pratique à quel moment l’employé se retrouve dans une situation de pouvoir sur sa destinée…

Je dis non au travail gratuit. Gros bisous. LOL.

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